Une conversation entre Philippe Ariès et Françoise Dolto

Macroscopie, France-Culture, septembre-octobre 1977

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Ce dialogue a été entamé en 1973. Philippe Ariès venait de publier L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime (Seuil). Peu versé en psychanalyse, comme il le disait lui-même, il a souhaité rencontrer un psychanalyste d'enfants. Je commençais à être connue par le grand public grâce au Cas Dominique (Seuil). Le dialogue eut lieu sur France-Culture. Ce fut le point de départ de cette digression à deux voix.

Philippe Ariès: Je dois avouer que c'est la première fois que j’ai l'occasion de dialoguer longuement avec un psychanalyste. Je voudrais donc, en guise de préambule, me situer vis-à-vis de la psychanalyse, car je suis un historien qui s'intéresse aux cas psychologiques : les attitudes des hommes devant la vie, devant la mort, devant l'enfance, la famille, les parents, etc.

Cependant, je dois avouer aussi que j’ai toujours éprouvé, jusqu'à une date relativement récente, une certaine distance, pour ne pas dire méfiance, vis-à-vis de la psychanalyse. Ceci, je puis l'expliquer par des raisons assez banales, comme par exemple par le fait que l'on a eu affaire dernièrement à une très rapide et mauvaise vulgarisation du vocabulaire de la psychanalyse, face à laquelle on ne peut pas ne pas éprouver souvent un certain agacement.

Mais il doit y avoir une autre raison également, plus profonde. En tant qu'historien, je me demande dans quelle mesure nous pouvons projeter dans le passé, afin de mieux l'éclairer, des catégories, fussent-elles scientifiques, définies par Freud et par ses successeurs, et qui sont nées d'une observation de la société occidentale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Pour rendre mes doutes et mes interrogations plus sensibles, je voudrais formuler une question historiquement plus concrète. Les sociétés pré-industrielles, mettons jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, sont des sociétés «dures», où l'on n'était pas tendre l'un avec l'autre et où l'on n'avait pas la sensibilité à fleur de peau. Le climat social y était très dur, on y souffrait et on y mourait tôt.

On peut dire sans risque d'idéologisation qu'il y avait une réelle inégalité devant la mort. Un type donc de société que nous ne devons nullement considérer avec une quelconque nostalgie. Plus encore, l'enfant, qui nous intéresse vous et moi, l'enfant était, lui, le plus mal aimé de cette société; il mourait encore plus facilement et plus vite que les adultes.

Plus encore, on l'aidait souvent à mourir, l'infanticide étant plus ou moins consciemment toléré. Dans certaines régions, à la fin du Moyen Age, on n'était pas très loin de vendre les petites filles comme on vendait des esclaves. Bref c'était une société qui n'a jamais aimé les enfants!

Alors, c'est justement cela qui me pose un problème, lorsque je considère la société d'aujourd'hui à travers, par exemple, vos livres (Le Cas Dominique) ou les livres des autres psychanalystes. À savoir que je retrouve dans la littérature psychanalytique un trajet bien réglé que vous faites parcourir à chaque enfant, avec des étapes -le stade oral, le stade anal, etc. Un lecteur un peu naïf, comme moi, a le sentiment et parfois même la conviction qu'un enfant, pour arriver à l'âge adulte dans un bon état psychologique, ayant à traverser allégrement toutes ces étapes et tous ces cycles, eh bien, il a beaucoup de mal à y arriver!

On peut même dire qu'il y a beaucoup de chances qu'il n'y arrive jamais, et il me semble d'ailleurs que c'est ce qui se passe le plus souvent. Et tout ceci crée si vous voulez notre difficulté, le drame de la situation contemporaine: autrement dit, le fait que la socialisation d'un enfant, son passage à l'état adulte, fait perpétuellement question. Bon, maintenant, mon interrogation, je puis la formuler ainsi: comment se fait-il que dans les sociétés pré-industrielles, qui étaient si dures, où l'enfant avait si peu de place dans le cœur des humains, où le sentiment était si rare, comment se fait-il que tous ces problèmes que l'enfant pose aujourd'hui et qu'étudient en détail le psychologue, le pédiatre ou le médecin, comment se fait-il que ces problèmes ne se posaient pas?

Françoise Dolto: Je pense tout simplement que cela se passait ainsi parce qu'il y avait une sorte de «sélection naturelle», comme vous l'avez si bien dit sans utiliser précisément cette expression. Il se pose actuellement des problèmes considérables parce que tous les enfants survivent, et survivent surtout des enfants très sensibles qui, autrefois, mouraient tout simplement. Alors, l'existence de ces enfants très sensibles nous permet aujourd'hui de reconnaître et d'apprécier, dans leur développement, la présence et la réminiscence d'époques et de stades antérieurs, que la psychanalyse découvre en eux et qui s'exprime par des dessins, ou se verbalise, ou ressort dans des comportements.

Mais ceci a toujours existé, et l'enfant l'a certainement toujours exprimé lorsqu'il pouvait parler avant l'âge de trois ans. Car ce que Freud a appelé le complexe d'Œdipe, cela correspond à une époque de la vie de l'enfant, entre trois et cinq ans. Aujourd'hui, cet âge est retardé pour certains enfants qu'on appelle inadaptés, qui font l'intégration symbolique de leur sensibilité dans la société beaucoup plus tard.

Pourquoi? Tout simplement parce qu'ils ont été trop couvés, ils ont été arrêtés par le fait d'avoir vécu comme des comateux symboliques. La plupart du temps, ceci se produit parce que les enfants sont l'objet de projections de leurs parents; c'est-à-dire que l'enfant est empêché de suivre son évolution normale, surtout pour ce qui est de sa relation au langage.

Le développement de son corps propre est achevé neurologiquement à deux ans. Alors, son développement musculaire et son adresse peuvent permettre une verbalisation et une autonomie par rapport à ses besoins et désirs; tout ceci est complètement achevé à l'âge de cinq-six ans. Mais avec les parents d'aujourd'hui, on retrouve des enfants qui à l'âge de huit ans par exemple, ne savent même pas lacer leurs chaussures.

Il faut dire qu'autrefois il n'y avait peut-être pas des chaussures aussi compliquées qu'aujourd'hui... Mais enfin, le principal facteur c'est que les parents sont, de nos jours, tellement anxieux eux-mêmes, il y a tellement de livres qui s'interposent entre eux et leurs enfants, qu'ils ne peuvent plus donner la chance à leur enfant de devenir autonome à l'âge où d'habitude il l'était autrefois. Auparavant, il était plus libre, il allait et venait à sa guise, il rendait visite aux voisins, etc. D'ailleurs, on peut le lire dans vos livres, dans les ouvrages d'histoire. Les couples avaient des enfants presque tous les ans. Et puis la mère mourait si facilement, c'était donc une belle-mère, ou une autre femme qui prenait soin de l'enfant; ils étaient ainsi associés à d'autres enfants, ceux des parents nourriciers.

Ceci n'empêche, à mon sens, que les enfants se structuraient de la même manière qu'aujourd'hui. On peut le voir par exemple dans le cas de Louis XIII, dans la façon dont il est devenu névrosé... Il était élevé tout à fait comme un enfant de bourgeois d'aujourd'hui, de bourgeois aisé, bien sur... C'était le petit prince, une sorte de soleil pour son entourage.

Il y avait même Héroard, le médecin du roi, qui notait tout ce que ce garçon disait, et qui était fort intelligent d'ailleurs. Et on s'aperçoit qu'il a dit des choses très intéressantes sur l'éveil de la sexualité à l'époque de la petite enfance, sur la curiosité vis-à-vis de la sexualité des adultes. Et puis, tous ces jeux à propos de la sensibilité génitale.

Philippe Ariès: Mais aujourd'hui, tout cela est interdit.

Françoise Dolto: Mais non, ce n'est pas interdit! C'est interdit peut-être dans la ville de Paris, dans certains milieux comme on dit, mais pas chez les poulbots, ou à la campagne. Ce n'est pas interdit non plus dans une maternelle, où il y a cinquante enfants et où les plus délurés se rassemblent tous dans un coin et se racontent toutes leurs histoires. Seulement on ne l'entend pas, car les enfants se méfient des adultes.

Philippe Ariès: Alors c'est permis, d'après ce que vous dites, là où justement la moralisation de la famille ne se fait pas sentir.

Françoise Dolto: Oui, c'est-à-dire qu'il y a une auto-défense de l'enfant. Dès qu'il voit que tout ce qu'il raconte, qui est pour lui la découverte du monde accompagné d'un intense plaisir, dès qu'il voit que cela intéresse papa et maman, immédiatement, j'oserais dire, il s'escargote: «Attention, danger!» Il y a chez l'enfant une certaine attitude «ce n'est pas une affaire d'adulte», ou bien: «Ah, on s'étonne de ce que j'ai dit, cela prouve que j'ai gaffé.» On pourrait dire qu'il pense comme cela.

Je crois que l'enfant préserve sa sensibilité avec beaucoup de prudence. Rien n'est plus terrible pour lui que d'entendre tous ces mots d'enfants répétés par des adultes, comme il arrive si souvent de nos jours. À l'époque de Louis XIII, Héroard les écrivait, c'était différent. Mais il faut voir ce qui s'est passé avec Louis XIII, à l'âge de six ans. Brusquement, interdit de tout. Parce qu'il est devenu un homme.

Philippe Ariès: Oui! Brusquement, plongé dans la société des adultes, il ne lui était plus permis de s'amuser avec ses organes génitaux, comme avant.

Françoise Dolto: Et les autres ne jouaient plus avec lui non plus. Une transformation totale effectuée en trois semaines. En trois semaines il a fallu s'aligner sur le comportement des adultes interdicteurs. En plus, il était le petit prince, donc il fallait qu'il donne l'exemple.

Philippe Ariès: Il faut dire que ceci se plaçait en plein mouvement de développement des idées missionnaires de la Contre-Réforme. Ce qui fait que cette liberté qu'avaient eue les adultes avec le petit Louis XIII avant qu'il ait l'âge de six ans, ce ne sera plus possible vingt-cinq ans plus tard...

Françoise Dolto: Ce qui est admirable, je crois, c'est que cette liberté donnait des adultes en bonne santé. Non seulement on jouait avec l'enfant, mais on verbalisait, ce n'était pas du tout dans le style «animal». Il y avait un vocabulaire très précis, qui accompagnait toujours ces jeux: le sexe de la fille avait un nom, le père lui en parlait, et ce n'était pas un nom à l'usage protégé de l'enfant, c'était le nom qui circulait dans le langage des adultes aussi.

Philippe Ariès: C'est juste, il n'y avait pas d'interdit dans le vocabulaire. Il n'y avait pas de mots tabous!

Françoise Dolto: Ce qui actuellement crée des troubles chez les enfants, c'est qu'ils se développent sans vocabulaire pour certaines choses, ou avec un vocabulaire trafiqué à leur usage, assez «nunuche».

Philippe Ariès: En fait, ce que vous dites revient à ceci: à une certaine époque, qui est disons le milieu du XVII siècle, l'enfant vivait jusqu'à six-sept ans dans une très grande liberté de tout ordre avec les adultes. Et si nous nous situons, mettons vingt-cinq ou trente ans en amont, alors les interdits que l'on peut constater pour l'enfant de sept ans, devaient être infiniment moins lourds quoique, sans doute, quelque chose changeait autour de l'âge de six-sept ans: on n'avait pas les mêmes jeux et les mêmes attouchements avec lui après. Je veux dire que, dans la première moitié du XVIIe siècle, il y a eu un début de moralisation, qui n'a pas atteint les premiers âges de la vie, mais qui se faisait fortement sentir une fois dépassé l'âge de six-sept ans.

Françoise Dolto: Justement, je crois que c'est cela qui est intéressant. Lorsque, avant l'âge de six ans, l'être humain a eu la possibilité de développer librement la sensibilité de son corps, en bénéficiant en plus d'un vocabulaire approprié, en ayant reçu l'initiation aux plaisirs qu'il n'est pas capable, lui, d'éprouver comme adulte, mais que l'adulte ne blâme pas chez lui lorsqu'il est encore petit; tout ceci construit l'enfant par rapport à son corps, en pleine sécurité.

Nous voyons ces gens du passé parler de leur corps avec simplicité; nous les voyons sans pudeur vis-à-vis de leurs besoins, sans honte face à leur nudité. La pudeur par rapport à la nudité commence à se faire sentir après la Révolution, il me semble...

Philippe Ariès: Ah! non, non, déjà bien avant. Vous vouliez dire qu'on leur a imposé cette pudeur au cours du XIXe siècle? Je crois que cela a commencé un peu avant...

Françoise Dolto: Ce qui m'impressionne en lisant les ouvrages d'histoire, c'est le fait qu'ils ne semblaient pas névrosés. Ils étaient très individualisés, chacun à sa façon, tout en faisant montre d'apparences1 qui étaient parfois des apparences de classe, mais qui n'empêchaient jamais un certain franc-parler...

Philippe Ariès: Est-ce que vous n'avez pas l'impression qu'il s'est passé aussi autre chose, parallèlement à cette entrave à la liberté dont vous parliez. C'est que les enfants d'aujourd'hui se développent dans un cadre extrêmement étroit, qui est celui de leur famille, d'une famille d'ailleurs très restreinte, depuis le début du XIXe siècle. Et si le père ou la mère ne peuvent pas jouer leurs rôles dans ce cycle psychologiquement normal, il y a un très grave problème et ce peut être traumatisant.

Alors que dans le temps dont nous parlions, vers le XVIe siècle, cela n'avait aucune espèce d'importance que le père ou la mère n'eussent pas tenu leurs rôles parce qu'il y avait toujours un substitut à droite ou à gauche; il y avait toujours quelqu'un pour les remplacer, l'enfant et la famille étaient immergés dans un milieu beaucoup plus tendre2, beaucoup plus chaud et duquel la famille ne se distinguait pas d'une manière aussi rigoureuse qu'aujourd'hui. Je me demande alors si nous ne touchons pas là quelque chose de capital pour l'explication de notre problème. Est-ce que cet isolement de la famille et des enfants par rapport au reste de la société n'explique pas nombre de difficultés psychologiques, de troubles, même très graves, qui ont d'ailleurs provoqué même la naissance, on peut le dire, de la réflexion psychanalytique. Car la psychanalyse est venue s'occuper des troubles que l'on ne retrouve pas dans les sociétés pré-industrielles.

Françoise Dolto: Il y a sans doute quelque chose de vrai dans ce que vous dites. Avant, les enfants qui étaient atteints symboliquement trop fort mouraient fréquemment: alors que maintenant, moi, je vois quotidiennement des enfants qui seraient morts dans d'autres siècles. Ils ont été sauvés par la médecine et, ensuite, les mères s'occupent d'eux ou sinon les services hospitaliers. De nos jours, un enfant qui est arrêté, mettons entre trois et cinq ans, ou entre deux et quatre ans, par une maladie grave de son organisme, il se trouve que cet enfant fait une régression symbolique à une période antérieure de sa vie.

Le fait en plus d'être séparé soudainement de la seule personne qu'il a dans son entourage, celle qui l'a élevé, pour lui cela devient dramatique. Lorsqu'il était entouré de dix ou douze personnes, le fait de se séparer d'une d'entre elles n'avait aucune importance : il était déjà habitué à voir des délégués, des substituts, et un substitut de plus ou de moins, cela ne fait pas une grande différence. Mais de nos jours, quand il s'agit d'une mère avec un enfant unique et qui, tout à coup, le « livre » à un groupe trop grand, où il n'y a aucune médiation entre la mère et le groupe, alors l'enfant subit sans doute un choc très fort.

Le plus doués, les plus vivants, les plus développés et habiles musculairement démarrent tout simplement en se faisant porter par le groupe, comme ils se faisaient auparavant porter par leurs mamans, et ils réussissent à devenir des enfants très vivants! Et les autres? Car nous savons qu'il y a quarante-cinq pour cent des enfants qui arrivent à la maternelle sans être capables de parler à autrui, de manger, de se laver, de se moucher seuls, sans savoir leur nom et leur adresse, ni cheminer sans hésitation entre leur maison et leur école!

J'ai l'impression qu'autrefois c'était comme cela, l'enfant était entouré par toutes les personnes du grand groupe qui formait la famille et leurs amis. Plus encore, il y avait les animaux domestiques. Et ces animaux, pour l'enfant, sont comme des anges gardiens! Un compagnon et un autre à qui l'on parle, quand les membres de la famille sont absents.

L'enfant reste un être de langage. C'est ce que la psychanalyse a découvert, et c'est très important. L'être humain est plongé dans le langage, et ceci dès le début: si l'on parle souvent à un tout petit enfant, si on lui communique verbalement ce qui se passe, on lui décrit ce qui l'entoure, alors les soubassements, la «cave» de sa structure devient très solide, ses voûtes tiennent bien; le reste, ce qui est conscient, n'a pas beaucoup d'importance. La base de son être est construite avant que l'enfant n'atteigne sa pleine stature organique et sa vie en société, avant qu'il sache dire son nom, le nom de ses parents, l'endroit d'où il vient, tous les éléments à partir desquels il prend contact avec le monde environnant. Cette base est constituée par le vocabulaire de la langue maternelle qui lui a été parlée, et qu'il a entendu les adultes se parler entre eux tout en l'intégrant de fait, sa présence auprès d'eux allant de soi.

Si cette base de sécurité, faite de langage engrammé en sa mémoire et tissé à son corps au cours de son premier développement, si cette base de sécurité lui manque, il ne pourra jamais entrer en véritable contact avec le monde; il sera perpétuellement en danger, il sera morcelable...

Philippe Ariès: Oui, mon impression est aussi que cet enfant d'aujourd'hui est beaucoup plus fragile que dans les société pré-industrielles qui étaient pourtant bien plus dures pour lui. Cela peut probablement s'expliquer par le fait que la société où vivaient ces enfants, aux XVIe, XVIIe, XVIIIe et, dans les classes populaires, jusqu'au XXe siècle, cette société était, elle, très dense. D'un côté, comme vous l'avez dit, elle fournissait à l'enfant des quantités de substituts du père et de la mère; d'un autre côté, elle jetait l'enfant tout de suite dans la vie, sans multiplier les quarantaines.

Alors qu'aujourd'hui, à la suite d'une évolution que l'on peut remarquer tout au long du XIXe siècle et qui s 'est étendue à présent à toutes les classes sociales, il n'y a plus que le boulot et le dodo, si je peux dire. La famille «réduite» devient la seule structure sociale permettant les contacts humains et sociaux, affectifs... La famille a acquis le monopole de l'affectivité. Auparavant, avant l'industrialisation, avant le développement des techniques, il y avait tout un monde de voisins et de parents, de serviteurs, de clients, que sais-je encore? et tout cela vivait presque ensemble, dans une sorte de promiscuité, et d'ailleurs, dans un état d'entraide.

Cela n 'excluait pas la haine aussi, mais une espèce de haine qui ressemblait également à l'amour. Autrement dit, c'était une vie côte à côte, très serrée, un tissu extrêmement serré. Tout au long du - siècle, on voit cette densité se relâcher; il ne reste que deux pôles dans la vie: la famille, d'un côté, et le métier ou la profession, de l'autre. Entre les deux, rien! Ces deux pôles qui étaient à un moment réunis se sont séparés dans l'espace. Quant à la famille, elle est dominée par la mère, par la femme; le père, lui, est absent la plupart du temps. Et, au fond, depuis le - siècle, le véritable couple ce n'est pas le mari et la femme mais la femme et l'enfant!

Françoise Dolto: Il y a aussi les fourches caudines de l'entrée à l'école à tel âge, ainsi que toute la honte qui rebondit sur la famille lorsque l'enfant est refusé à l'école. La famille se sent continuellement agressée de l'extérieur, elle devient phobique, tout le monde devient phobique, se protège, a peur de l'immixtion du voisin chez soi. En plus, les adultes, les parents sont tellement frustrés dans leur vie, par tant de choses, qu'il faut que ce soient les enfants qui leur donnent une compensation aux satisfactions manquantes de leur vie.

Philippe Ariès: Mais c'est justement parce que cette famille nouvelle, qui avait commencé à se former au XIXe siècle, a été entièrement construite sur l'enfant. Le but des parents est que leurs enfants parviennent aux fonctions ou aux rôles qu'ils auraient aimé avoir et qu'ils n'ont jamais eus. Autrement dit, tout est organisé autour de la «promotion» de l'enfant, et d'un enfant pour ainsi dire «réduit», lui aussi, à satisfaire les ambitions que ses parents n'ont pas pu réaliser. Quelle culpabilité si, déçus par eux-mêmes, ils le sont par leurs enfants!

Françoise Dolto: Effectivement, de nos jours l'enfant est le porteur de l'imaginaire des parents et, comme il y a de moins en moins d'enfants dans les familles, chaque enfant porte le poids de tous les espoirs qu'il déçoit. Ceci est très dur à supporter, la lourde charge des espoirs déçus de ses parents. Qui plus est, cela fait un cercle vicieux, cela crée un malaise: prolongation de l'infantilisme chez l'enfant et du comportement infantile des mères vis-à-vis de leurs enfants. Les parents sont ainsi piégés dans leur maternité ou leur paternité.

Je crois que, entre autres raisons, c'est pour cela également que l'on a voulu reculer de plus en plus, chez les enfants, la compréhension de la sexualité, bien qu'ils fussent parfois spectateurs de l'accomplissement de l'acte; on a essayé de leur faire croire toutes sortes de balivernes sur la naissance des enfants. Très rares sont ceux qui savent qu'un enfant normal, un enfant sain, à l'âge de trois ans, connaît tout sur la génitude; et il l'oublie à quatre ans.

À trois ans, il le dit, le sait, peut le mimer mais il n'a pas le vocabulaire adéquat si on ne le lui donne pas et à quatre il l'a oublié! Ces connaissances qu'il avait eues, il les a refoulées. Ceci serait sans importance si les parents ne continuaient pas à tenter de lui inculquer des connaissances fausses sur la place laissée vacante par le refoulement...

Philippe Ariès: La sexualité est devenue un interdit...

Françoise Dolto: Malheureusement pas même un interdit, un tabou. Parce que c'était le seul domaine que pouvaient se garder les adultes qui, par ailleurs, n'avaient plus rien...

Philippe Ariès: Vous croyez? Pourquoi cette défense des parents vis-à-vis de leurs enfants, par le tabou de la sexualité? Autrefois cela était ignoré et maintenant, l'interdit a réapparu tout à coup?

Françoise Dolto: Je pense que c'est le fait de la famille réduite. D'autre part, la notion du danger de l'inceste est là, présente, chez tous les êtres humains, puisque en effet, si, par absence de dit et d'interdit, agir l'inceste frôle l'imaginaire de l'enfant au-delà de six ans, il devient complètement bêta, ou pire, il se bloque le «comprenoir», insertion sociale et langage régressent.

Alors, dans la famille réduite, quand l'enfant vit parmi des êtres très proches, il faut surtout lui défendre de comprendre le désir et le plaisir des rapports de corps à corps génitaux, tandis que si l'enfant vit avec des parents éloignés, des voisins, des substituts, ce n'est pas du tout la même chose; si c'est une nourrice ou son mari, ou des voisins, cela n'a aucune importance, ce n'est pas son père ou sa mère...

Philippe Ariès: Ce qui me frappe c'est que, dans vos analyses, vous décrivez explicitement une situation qui est propre à nos sociétés techniciennes, où la famille est réduite, essentiellement grâce à la contraception...

Françoise Dolto: La névrose existe, autant que nous puissions le savoir, depuis à peu près 1860...

Philippe Ariès: Et la contraception aussi!

Françoise Dolto: Oui, mais la contraception clandestine a existé depuis toujours...

Philippe Ariès: Mais elle était déjà extrêmement efficace; nous étions arrivés en Occident, et particulièrement en France, à une famille d'enfant unique ou presque. La chute de la fécondité est tout à fait formidable à la fin du XIXe siècle. On n'a pas attendu les plannings familiaux pour savoir comment s'y prendre, nos ancêtres le savaient déjà, et fort bien! Seulement, comme vous dites, ils n'en parlaient pas, ils ne le disaient pas, c'était une chose honteuse, clandestine, dont on ne parlait jamais.

Et si cela ratait, on n'en faisait pas toute une histoire, tandis qu'aujourd'hui... Il y a une très grande différence entre la contraception contemporaine, enfin, celle des vingt dernières années, et la contraception du XIXe siècle. Mais elle existait Et, à mon avis, elle est un des effets de cette concentration de l'attention, de l'affectivité, de la sensibilité sur l'enfant; on ne pouvait pas en avoir une quantité, étant donné qu'on l'investissait de toute la sensibilité et de tous les sentiments du monde, n'est-ce pas?

L'histoire marque d'une certaine relativité nos observations. Nous nous apercevons ainsi que les différentes situations ne se ressemblent pas du tout. Ainsi, ce que vous venez de décrire n'est pas du tout, à mon sens, lié à la nature même de la femme, de l'homme ou de l'enfant, mais une situation liée entièrement à une certaine période de l'histoire! Une période qui dure depuis plus d'un siècle, il est vrai.

Ce qui me frappe, c'est que la psychanalyse fait son apparition en même temps que ces troubles, dont nous parlions. Il y a des sciences et des techniques qui ne peuvent pas naître à n'importe quelle période historique.

Françoise Dolto: Oui, certainement.

Philippe Ariès: Je ne vois, par exemple, pas du tout la psychanalyse naître aux XIVe, XVe ou XVIe siècles, tout simplement parce que les problèmes qu'elle est censée résoudre ne se posaient pas.

Françoise Dolto: Oui, sans doute. Cependant, ce que la psychanalyse a découvert, en tant que science du développement de l'inconscient de l'être humain, est universel: tous les êtres humains se construisent de la même façon, du fait qu'ils ont le même corps, mais sont différents selon les rencontres qu'ils font. Mais ce que Freud décrit, à savoir le développement des pulsions, les potentialités du développement du refoulement, de déplacement sur d'autres objets que ceux de la satisfaction directe, tout ceci a toujours existé. On peut dire, par exemple, en forçant un peu, que ce que notait Héroard était, en quelque sorte, le «journal psychanalytique d'un petit garçon».

Philippe Ariès: Je crois, pour ma part, que la psychanalyse est née dans les conditions de la société moderne, parce que les problèmes que cette société pose sont devenus douloureux. Mais, provoquée par l'existence de ces problèmes, elle a découvert toute une structure profonde de l'homme, qui est, elle, de tous les temps. Néanmoins je me demande toujours si l'on peut appliquer tout de même ces catégories appartenant à une science née de l'observation des individus de la société industrielle, aux époques plus éloignées de l'histoire, sans leur imposer une certaine transformation.

Françoise Dolto: Je ne crois pas que cela ait beaucoup d'intérêt d'utiliser la psychanalyse pour le passé de l'humanité, puisque, dans ce cas, nous n'avons pas à notre disposition des documents vivants, et le psychanalyste ne peut travailler que dans un échange de temps concret, il ne peut pas travailler sur des documents; ou alors, ce serait un travail partiel et uniquement indicatif.

De nos jours, une grande partie des parents ne vivent pas leur vie sexuelle sur le registre de la véritable jouissance, ils sont eux-mêmes coincés de tous les côtés. Alors ils se servent de leurs enfants pour continuer à jouir autour du secret de la manière dont les enfants parlent de la sexualité: les adultes devenus les voyeurs des enfants. Peut-être il y a là un certain tort de la psychanalyse. Les adultes tentent de vivre à travers la sexualité de leurs enfants et des histoires qu'ils racontent. On entend les mamans raconter émerveillées les histoires de leurs gosses, mais qu'est-ce qu'elles ont à dire elles-mêmes sur leurs propres histoires?

De la sorte, l'enfant devient l'objet de révélations de choses que les adultes, pour leur part, semblent avoir oubliées. Comme s'ils ne savaient plus qu'ils ont, eux aussi, des attitudes sexuelles bien déterminées les uns vis-à-vis des autres. Ils donnent l'impression d'en être blasés et se rabattent sur la fraîcheur des impressions sexuelles de l'enfant. Et on finit par pousser l'enfant à déballer toutes ses histoires au profit et bénéfice de ses parents. Et cela, sans penser une seconde que c'est là une opération qui puisse être choquante, traumatisante pour l'enfant. On peut dire qu'il y a un refoulement généralisé à notre époque, et alors on se sert des enfants, qui n'ont pas encore refoulé, comme d'une source vive, qui alimente le désert des adultes.

Philippe Ariès: Je crois que cela s'explique un peu par le fait que dans notre histoire occidentale, il y a eu depuis toujours une coexistence entre deux types de culture: une culture de transmission orale, non scolarisée et non scolarisable, culture pour laquelle ce milieu social très dense, dont nous parlions, était très important. Et puis, il y avait, à côté de cette culture orale que l'on pourrait appeler culture sauvage, une culture savante, rationnelle, culture d'hommes d'Eglise, d'hommes de robe, qui a eu comme idée fixe et inamovible la moralisation, le domptage de cette autre société, sauvage, au milieu de laquelle elle vivait.

Françoise Dolto: Sans doute, et c'est pour la même raison que l'on a abouti à une possibilité d'intelligence scolarisable; parce que s'il n'y a pas de refoulement, il ne peut pas y avoir utilisation de l'intelligence à autre chose, utilisation basée précisément sur le refoulement de la pulsion génitale et de la curiosité la concernant, qui sera transférée ailleurs. Et c'est peut-être tout de même grâce à ce refoulement que la science s'est développée.

Philippe Ariès: Ce que je voudrais expliquer, c'est de quelle façon on en est venu à cette répression de la sexualité, et même plus encore, de toute sorte de spontanéité et de fête. Pendant très longtemps, peut-être des millénaires, les sociétés occidentales ont vécu parallèlement ces deux cultures qui coexistaient. Je crois que c'est cela qui fait l'originalité de l'Occident, c'est cela qui le distingue des sociétés froides des ethnologues, qui sont des sociétés sauvages sans rien d'autre.

Dans les sociétés occidentales, depuis que l'on a inventé l'écriture, il y a eu coexistence de ces deux types de société. Or, depuis le XIXe siècle, depuis l'extraordinaire poussée des techniques et du progrès de la technologie, la culture sauvage des sociétés occidentales a pour ainsi dire disparu, en étant complètement absorbée par la culture savante, la réalisation technicienne, qui a instauré en même temps le progrès scientifique et un ordre moral et moralisant qui a détruit complètement ces cultures sauvages.

Françoise Dolto: Le tournant se situe alors autour du XVIIe siècle, avec Molière et les femmes savantes?

Philippe Ariès: Non, le tournant est très vieux. Par exemple, vous autres psychanalystes, vous parlez beaucoup de certains faits qui intéressent votre science, par exemple la masturbation chez les enfants, n'est-ce pas? Mais l'on trouve des études et des analyses relativement fines de ce phénomène déjà chez Gerson, au XVe siècle! Lui, il était contre, mais il y a chez lui, en tant qu'homme de culture, une certaine tendresse pour l'enfant.

Dans la règle de saint Benoît, les enfants sont généralement traités avec beaucoup de tendresse, sentiment tout à fait étrange et inhabituel pour l'époque. Mais en même temps, il y avait un désir très ancien de régimenter, de dompter l'enfance et, finalement, ce sera cette seconde attitude qui imposera l'école non pas comme un endroit de développement du sentiment, mais comme lieu de dressage des petits enfants.

On les dressait, les petits garçons d'abord, les filles un peu plus tard, on les moralisait; on les y enfermait comme on enfermait les fous et les prostituées. Ainsi, dès le début, les écoles se sont constituées comme des entreprises de dressage organisées par la société. Lorsque cette entreprise a commencé à pouvoir jouir de ces efforts, à ce moment-là, tout a commence a aller mieux: on mourait moins, on était mieux soigné, on disposait de certains systèmes d'assurances sociales capitalistes qui permettaient de mieux vivre, plus en sécurité.

Et alors, qu'est-ce qui se passa, avec cet état de mieux-être? On vit justement naître tous ces troubles, à cause probablement de la répression que suppose l'entreprise de dressage. Ce qui s'ensuit, c'est le cortège de maladies des familles, des ménages, des enfants, etc.

Françoise Dolto: Sans doute, il y a la répression mais aussi la naissance d'un état physique engendré par l'isolation de la cellule familiale. Il se crée une sorte de chauvinisme de cette petite cellule, la famille, chauvinisme se manifestant par la peur que les autres viennent voir ce qui se passe chez vous. Quant à l'enfant, il est tour à tour l'ennemi immédiat, s'il apporte du tort à la famille ou la honte de ses insuccès, ou l'étendard glorieux, s'il apporte des honneurs, de bonnes notes, des succès, des exploits.

Les parents sont travaillés par un désir de tout modeler. Ils ont peur que leur enfant leur échappe et, en même temps, ils ne savent pas trouver les vrais moyens pour le comprendre et le contenir. Et surtout, ils ne veulent pas que leur enfant grandisse. Dès qu'ils le voient grandir, ils essaient de le bloquer, ils le renferment, ils veulent connaître ses copains, ainsi que les parents de ceux-ci, leurs adresses, le métier du père, et ceci et cela, alors que tout cela n'a aucune importance.

C'est vraiment le monde à l'envers. Car l'enfant attend, lui, que ce soit son père qui lui apporte des honneurs, il voudrait pouvoir être fier de sa mère, par exemple. De tout temps, on le voit dans les livres d'histoires, dans la vie sociale, l'enfant était fier, se vantait des exploits de ses parents. De nos jours, c'est le contraire, il faut que ce soit l'enfant qui porte tout le poids des insatisfactions et des impuissances de ses parents. Il ne faut pas accabler les parents non plus, car ces impuissances ne sont pas dues à eux seuls, mais surtout à cette coercition de plus en plus grande, qui pèse sur les adultes depuis qu'ils étaient enfants, depuis l'âge ou ils ont appris à lire. Car il y a un âge où un être humain veut communiquer à distance. De nos jours, ce processus est accéléré: il faut presque savoir lire avant même de maîtriser vraiment l'expression orale! Ajoutez, à cette coercition générale, quelque chose de très important pour l'enfant, une des coercitions les plus douloureuses qui lui soient imposées: celle de manger quand il n'a pas faim où d'être obligé de faire ses besoins à contre rythme, à un âge où chaque mammifère doit avoir une vie bien rythmée.

Si l'on attend l'âge où l'enfant commence a être rythmé et maîtrise ses rythmes, et qu'à ce moment-là, on lui apprend la civilité aller à tel ou tel endroit comme le font les adultes ce sera tout à fait parfait: l'enfant ne connaîtra aucune répression profonde de sa génitalité à venir. Avant, l'enfant portait des cottes jusqu'à terre, et le sol était en terre battue.

Il y avait toujours quelqu'un pour ramasser si l'enfant avait souillé; en outre, il n'était presque jamais seul, mais en compagnie d'autres enfants, dans leur chambre à eux. Et toute cette vie de besoins de l'enfant n'apportait ni peine ni plaisir aux parents; c'était tout simplement une partie de la vie de l'enfant. Il ne faut pas introduire une culpabilité du corps...

Philippe Ariès: Alors, justement, en vous lisant, je me suis aperçu que vous en parlez souvent, de la culpabilité du corps, que vous accordez une grande importance à l'incontinence des urines, par exemple...

Françoise Dolto: Effectivement, la culpabilisation du fonctionnement du corps de l'enfant...

Philippe Ariès: J'ai été frappé que, de ces incontinences, la littérature ancienne ne parle guère. Soit que l'on n'y faisait pas attention, soit que cela existait moins, en tout cas, on n'en parlait pas. On commence à en parler à la fin du XVIIIe siècle: dans les traités d'éducation de l'époque, on explique déjà qu'il faut empêcher les enfants de faire pipi... Cela montre que, dès cette époque, l'époque des lumières...

Françoise Dolto: Mais c'était heureusement une toute petite élite qui était ainsi amochée...

Philippe Ariès: Oui, au départ, mais cela s'est répandu très vite, vous savez, dans toute la bourgeoisie. Je pense que c'est finalement l'école qui l'a répandu dans toute la société, en uniformisant la morale. L'école a été l'instrument de diffusion de cette répression. Et cela me semble amusant, le fait que nous en sommes venus à mettre en accusation l'école, au nom presque d'un retour à l'état sauvage!

Françoise Dolto: C'est amusant, en effet, mais assez bien fondé, je crois. Car l'école, au lieu de s'occuper de donner aux enfants un vocabulaire, les moyens de s'exprimer et de communiquer, l'école est devenue l'endroit où l'on ne communique pas avec son voisin. Car si l'on sait quelque chose, il ne faut pas le dire au voisin, ni au maître. Alors que l'école devrait être comme une ruche de paroles échangées entre les petits, ou entre eux et les adultes qui s'occupent d'eux; on devrait ne corriger que leur syntaxe mais non leur désir manifesté en paroles, le maître étant chargé de leur apprendre des mots nouveaux, des expressions plus riches, etc.

Telle qu'elle est organisée, l'école empêche cette communication, cette spontanéité de parole; il faut être sage, rester assis, et ainsi de suite. Tout cela fait que l'on ne donne pas aux enfants du vocabulaire, ou quand on le donne c'est pour réduire la vie sauvage de l'enfant, pour la médiatiser, l'amincir jusqu'à la couche permise. Alors, c'est ainsi que l'expression symbolique n'est pas donnée aux enfants. Quant aux maternelles, tout le monde s'occupe surtout de l'aspect corporel, de l'hygiène physique.

Philippe Ariès: Vous venez de soulever là un problème de première importance, l'appauvrissement du vocabulaire. A mon sens, ce n'est pas seulement le vocabulaire de l'enfant qui s'amenuise, c'est le vocabulaire de l'homme quelconque qui se trouve extraordinairement appauvri. Regardez la différence entre l'homme quelconque d'aujourd'hui et un homme quelconque de, mettons, il y a un siècle.

L'ouvrier agricole d'aujourd'hui, disent les linguistes, utilise un vocabulaire de base d'un nombre de mots que je n'ai pas en mémoire, mais qui est extrêmement réduit. Alors que l'ouvrier agricole d'il y a un siècle, qui parlait un patois de langue d'oïl ou de langue d'oc, avait un vocabulaire énorme; chaque opération était signifiée par un mot distinct. J'ai lu quelque part qu'en langue d'oc, pour désigner un chaudron, il y avait dix termes désignant différents types d'objets, à une anse, à deux anses, etc. il y a donc aujourd'hui un extraordinaire appauvrissement du langage dans la mesure où le langage de transmission orale a été remplacé par une langue savante d'origine scientifique, gréco-latine.

Françoise Dolto: Avant, les enfants qui arrivaient à l'école avaient le maniement complet du langage, avaient été longuement en contact avec des adultes, connaissaient plein d'histoires du folklore, avaient participé à des fêtes; ou sinon, avaient eu une éducation à l'église, à travers les chansons religieuses et tout le folklore chrétien qui est d'une grande richesse, porteur de pulsions inconscientes énormes. Tout cela s'est appauvri, a disparu petit à petit.

Philippe Ariès: Vous voulez dire, si je vous comprends bien, que dans le temps, l'enfant ou le petit était en contact avec ces adultes. Aujourd'hui, dans la famille ou à l'école, il est plutôt isolé, ce qui lui enlève ses moyens de communication et contribue à l'appauvrissement de ses moyens d'expression. il s'agit d'un isolement précoce et assez long; il va rester en dépendance économique vis-à-vis de sa famille jusqu'à la vingtaine ou plus, pendant toute la durée de ses études supérieures. Alors que dans les siècles passés, à vingt ans, on était déjà parlementaire.

Françoise Dolto: À seize ans, La Pérouse commandait une frégate! A neuf-dix ans on pouvait s'engager dans l'armée. Il n'y a pas si longtemps, à douze ans, après le certificat d'études, on gagnait déjà en partie sa vie.

Philippe Ariès: En effet, on n'était pas jeune homme, cela n'existait pas. On était enfant jusqu'à ce qu'on puisse se débrouiller tout seul. Une première période, celle de l'enfance, était vécue en dépendance totale des femmes de la maisonnée, des nourrices, et puis après on devenait un petit homme tout de suite. Chacun prenait ses initiatives. Mais, de nos jours, l'école est venue s'interposer entre le départ des jupes de la mère et l'entrée dans la société.

Françoise Dolto: Et cette école est devenue de plus en plus longue, se compliquant avec les problèmes de la réussite, de l'admission, etc. Et puis, il y a les devoirs. Vous savez ce que c'est que de participer à un congrès: on écoute toute la journée durant quelqu'un; imaginez qu'après cela vous rentrez chez vous et vous êtes obligé de faire encore trois ou quatre heures de travaux à la maison. On peut dire qu'avec les devoirs, les enfants sont en congrès toute la journée et tous les jours de la semaine.

Philippe Ariès: Et les parents aussi!

Françoise Dolto: Oui, car les parents sont obligés eux aussi, le soir, de reprendre et revoir les devoirs de leurs enfants, au lieu de leur raconter des choses nouvelles et intéressantes, de parler, de rire, de jouer, de danser. Au Moyen Âge, on ne vivait pas comme cela. Et puis, il n'y avait pas la lumière électrique mais la pénombre, ce qui obligeait les gens à parler pour communiquer.

Il est évident que l'on ne peut pas tirer la conclusion qu'il faille retourner en arrière. Ce qui est de notre devoir néanmoins, c'est de comprendre le problème de la jeune génération qui formera l'humanité de demain. Pensez à un jeune garçon ou à une jeune fille qui se promène en Vélo-solex et qui peut être arrêté n'importe où pour un contrôle d'identité. Les jeunes se sentent vraiment dans une société ennemie, où les adultes les épient, les contrôlent, les moralisent. Il nous faudrait écouter les enfants, les écouter parler entre eux. Ceci nous donnerait sans doute pas mal d'idées sur ce qu'il y a à faire.

Actuellement, les enfants sont en contact avec des adultes ignares qui ne peuvent pas offrir à l'enfant la richesse de vocabulaire qui était offerte par les adultes dans le temps. Un enfant a besoin qu'on lui donne le nom de tout ce qui l'entoure, le nom de ses vêtements, des parties de son corps, de la pièce où il passe sa journée à l'école. Dans aucun programme de maternelle on ne commence l'«éducation» en donnant à l'enfant les noms des objets et des êtres qui l'entourent.

Or, l'intelligence vient par le nom donné à tout ce qui peut être perçu, ce qui fait la différence d'avec un autre objet avoisinant. C'est par l'étude des différences et de la signification du vocabulaire, par l'apprentissage des verbes aussi qui définissent le fonctionnement des objets les uns par rapports aux autres, que l'intelligence naturelle du petit enfant peut être cultivée.

Le drame de l'école actuelle c'est que les enfants, sauf ceux dont la famille leur donne ce vocabulaire (et ces familles deviennent de plus en plus rares), ces enfants seront privés, paupérisés du point de vue symbolique et relationnel, ce qui bloque le développement et le transfert de leur libido, de leurs désirs. De nos jours, il faut attendre un âge assez avancé pour apprendre à l'enfant tel ou tel autre vocabulaire technique, très spécialisé, d'un métier précis, qui sera le sien. Et c'est quasiment tout.