Les trois iles

Il y avait une ile où vivaient toutes sortes de créatures.

Elles étaient toutes très différentes.

Mais alors très, très, très différentes:

De toutes les tailles, de toutes les couleurs et de toutes les formes...

Elles avaient des poils, des plumes, des écailles ou de l'écorce...

Elles pouvaient avoir une corne, huit yeux, deux pinces, trois pétales ou mille pattes...

Et toutes vivaient dans la concorde car toutes avaient un point commun: elles se foutaient complètement des apparences .

Mais alors vraiment complètement .

Pour elles ça ne changeait rien -mais alors vraiment rien -

d'avoir un zizi ou une zézette ou rien du tout ou les trois...

d'avoir plus ou moins de poils dans le dos, sur les pattes ou dans la main...

d'avoir huit seins, trois couilles ou un seul trou du cul...

Il n'y avait là aucun motif de fierté ni de honte,

Pas plus de raison de se cacher que de se montrer.

Aucun sens à se croire plus intelligent, ni plus idiot...

Ainsi les créatures de cette ile n'utilisaient jamais leur temps à se comparer les un-es aux autres.

Elles ne se jugeaient pas et il n'y avait ni supérieur-es, ni inférieur-es...

Ni dominant-es, ni dominé-es...

Hors il arriva que débarqua dans cette ile une créature étrange qui n'avait ni aile, ni tentacule.

Elle n'avait que deux jambes, deux bras et qu'un seul cerveau, mais celui-ci était tout gonflé d'orgueil et de prétentions.

Cette créature refusait de parler à toutes celles et tous ceux qui n'étaient pas comme elle douées de parole et de raison.

Elle décréta d'abord que l'espèce humaine était superieurement intelligente comparée à toutes les autres espèces

et que cela était une raison suffisante pour les dominer, les torturer et les exterminer.

Puis elle précisa que les humains qui avaient la peau blanche étaient superieurement dévelloppés comparés aux humains d'autres couleurs

et que cela était une raison valable pour les mépriser, les asservir et les massacrer.

Puis elle ajouta que les humains-hommes étaient supérieurement fort comparés aux humains-femmes

et que cela était une raison convenable pour les opprimer, les spolier et les harceler.

Puis elle expliqua que les humains-adultes étaient supérieurement mûrs comparés aux humains-enfants

et que ceci était une bonne raison pour les rabaisser, les humilier et les éduquer.

Puis elle affirma que les humains riches étaient supérieurement malins comparés aux humains pauvres

et que ceci était la meilleure raison pour les exploiter, les abêtir et les contrôler.

Enfin elle conclut en suggérant que toutes les créatures devaient vivre en bonne entente dans le respect des lois et des hiérarchies

et elle se proclama elle-même chef éternel et incontesté de l'île.

Les quelques hommes blancs adultes et riches présents dans l'assemblée applaudirent à tout rompre ce surprenant discours.

Les autres créatures ne savaient trop quoi penser...

C'était la première fois que de telles idées débarquaient dans l'île et personne n'était préparé à les entendre ni prêt à y faire face.

Dans tous les recoins de l'île on s'interrogeait pour savoir s'il y avait une trace de bon sens dans le discours de l'étrange créature.

On en vient ainsi à s'évaluer mutuellement, à chercher qui étaient plus ou moins doués, plus ou moins malins, plus ou moins mûrs, plus ou moins forts, plus ou moins intelligents...

On en vint à se compter les poils, à se mesurer la taille des zizis, le poids des cerveaux et à se comparer sous toutes les coutures.

Ce qui offrit tout le temps nécessaire à l'étrange créature pour fonder son gouvernement et instaurer son monde.

Lorsqu'on se rendit compte dans l'île que toutes ces comparaisons et catégories stupides ne servaient qu'à se diviser pour permettre à une poignée d'hommes blancs, adultes et riches de mieux régner , on voulu s'insurger...

Mais tout était déjà en place pour asservir et contrôler toute la population de l'île:

Les abattoirs, les zoos, les prisons, les frontières, les villes, les ghettos, les usines, les commerces, les bureaux, les mairies, les crèches, les écoles, les hospices, les hôpitaux psychiatriques, les commissariats, les gendarmeries, les centres de collecte des impôts ou de rétention pour mineur-es ou pour étranger-es, les agences pour l'emploi ou pour la publicité, les bureaux de vote, les palais de justice, les chaînes de télévision, les kiosques à journaux, les maisons de la radio, les satellites, les antennes-relais, les églises, les mosquées, les synagogues, les temples, les traditions, les habitudes, les rumeurs, les modes, les « on-dit » et les « qu'en dira-t-on », les réveils-matins, les calendriers, les anti-dépresseurs, les somnifères, les sens interdits, les péages autoroutiers, les stations essence, les caisses enregistreuses, les caméras de surveillance, les systèmes d 'alarmes, les téléphones portables, les mines anti-personnel, les grilles-pains, les centrales nucléaires, les porte-clefs, les clôtures électriques, les porte-bonheur et les bombes atomiques...

Tout était à sa place et tout se tenait comme un château de cartes impossible à défaire.

On ne pouvait pas toucher à un rouage sans faire s'écrouler tout l'édifice,

Et l'ensemble paraissait si bien cimenté dans l'écoulement des jours qu'on aurait put le croire éternel.

Malgrés l'oppression dont tous e toutes étaient victimes, c'était le calme qui régnait.

Le calme dans la discorde et la douleur.

Un calme inerte et pesant qui rendait les insurrections laborieuses et éphémères.

Les divers mouvements de résistances et d'émancipation s'éparpillaient à devoir se justifier ou à établir des compromis périlleux.

Certain-es parvenait à s'en foutre,

à vivre leur vie malgrés tout

en s'arrangeant pour ne dépendre de personne

ou en évitant d'opprimer qui que ce soit.

Mais la plupârt s'abandonnait à la résignation et leur vie devenait morne et triste.

Esclaves qui dénigrent leur "liberté"

Prisonnier-es qui ne rêvent plus d'évasion

Larves qui oublient de muer.

L'île était devenue invivable

On continuait pourtant d'y vivre.

Il arrivait, et même plus souvent qu'on osait se l'avouer, qu'une créature vienne sur la plage à la recherche d'une dernière issue, d'un dernier refuge.

L'océan formait l'enceinte infranchissable de cette île et on le disait sans limite.

Si bien que personne ne tentait jamais de s'échapper,

seules quelques créatures désesperées se jettaient parfois à l'eau pour y être engloutie à jamais.

Hors, il arriva que l'une d'elle survécue et dériva longtemps à la surface du grand océan sans limite.

Aprés des jours de flottaison hasardeuse brulée par le soleil, tiraillée par la faim, mordue par les vents et l'eau salée...

elle s'échoua sur une autre île peuplée de créatures inconnues et toutes semblables les unes aux autres.

Là,tout fonctionnait comme une mécanique parfaite:

Tous les gestes quotidiens étaient chaque jour les mêmes.

La façon de se saluer, de goûter un fruit ou de faire l'amour était exactement la même chez tous depuis des millénaires.

On avait l'impression que dans cette île, la vie était parfaitement sereine et parfaitement immobile.

Aucune trace de contestation ni de conflit et il n'y avait ni maître ni esclave

Plutôt tous les habitants de l'île étaient depuis toujours les maîtres et les escalves de cette immobilité à travers les âges.

La venue d'une créature étrangère différente dans son allure et ses manières suscita une vive méfiance puis bien vite un rejet unanime et agressif.

Pour se défendre de l'intrusion d'un corps étranger,l'île expulsa rapidement la créature qui s'était hasardé sur ses rives.

A peine remise de sa précédente traversée, elle se retrouva de nouveau contrainte de se laisser flotter au milieu de nulle part.

Elle ressentait une sorte de soulagement d'avoir retrouvée les flots mouvants plutôt que de s'être laissée pétrifier dans cette île hors du temps.

Le hasard qui fait parfois bien les choses, la déposa peu après sur les rives d'une troisième île.

Personne ne semblait l'avoir remarqué.

Car dans cette île, la paix tenait à la façon dont chacun ignorait sa voisine ou son voisin.

La vie s'écoulait au travers de petites politesses hypocrites et de simagrées ridicules pour ne pas se voir mutuelement.

Autrefois on prenait soin de ne pas souligner les différences ni toutes les sources de conflits éventuels.

Puis progressivement, par habitude, on en était venu à s'ignorer complètement jusqu'à devenir aveugle et sourd pour son prochain.

Lorsqu'un étranger débarquait dans l'île, personne ne le remarquait et il en etait de même lorsqu'un enfant se blessait ou que quelqu'un appelait à l'aide.

Personne ne disait rien, personne ne bougeait.

L'île était empuantie par l'odeur de décomposition de cadavres oubliés, de malades agonisants dans les rues et des langes de nouveaux-nés délaissés

sans que personne ne soit incommodé

sans que personne ne voit, ni n'entende, ni ne sente quoi que ce soit.

On mourrait tôt et seul dans cette île,

de froid, de faim, de maladie ou de solitude, jamais de vieillesse.

On y vivait douloureusement et sans espoir.

Ce que voyant, la créature échouée là par hasard préféra replonger dans les flots - qui commençaient à lui être plus accueillants qu'aucune île - plutôt que de mourir noyée dans une foule aveugle et sans coeur.

Elle dériva encore longtemps au grés des vagues et des courants.

Si longtemps que son corps changea d'apparence:

Sa peau se recouvrit d'écailles

Il lui poussa des nageoires

Elle sut respirer sous l'eau

et se mouvoir avec aisance parmis les autres créatures aquatiques.

Là, elle découvrit un monde vaste et sans loi où toutes les différences étaient possibles.

Certains recoins s'averaient plus hostiles que d'autres.

On y vivait parfois des conflits ou des menaces mais aussi des alliances réconfortantes et parfois d'intenses complicités qui rendaient la vie exaltante et jouissive.

Du fait que cet océan semblait véritablement sans limite, il était offert à tous et toutes d'y vivre selon ses désirs et chaque créature pouvait s'y réaliser et s'y accomplir.

Il arriva que notre créature, née dans une île et autrefois désesperée, se risque occasionnelement à la surface, scrutant une rive ou un rocher, se demandant si par hasard il n'y avait pas un bout de terre où il fut encore possible d'y vivre...

Mais chaque fois la même nausée face à ce qui n'était rien d'autre qu'une prison, la fesait aussitôt replonger vers les profondeurs, retrouver ses ami-es avec joie pour savourer ensemble une vie sans limite.